4.

 

« L’ultime jeu serait celui où le concurrent perdant est tué. »

Chuck BARIS,

créateur de jeux télévisés,

animateur de The Going Show.

 

Caribou déçut tout le monde.

C’était exactement comme Limestone.

La foule était plus nombreuse mais à part cela, ce n’était qu’une petite ville industrielle, avec quelques magasins et stations-service, un centre commercial qui organisait, comme le proclamaient partout des affiches : NOTRE SEMAINE ANNUELLE À PRIX COÛTANTS ! Et un parc avec un monument aux morts. Une petite fanfare de lycée cacophonique joua l’hymne national et un pot-pourri de marches de Sousa, et ensuite, avec un mauvais goût presque macabre, la Marche sur Pretoria.

La femme qui avait créé des histoires au carrefour, si loin derrière eux, était encore là. Elle cherchait toujours Percy. Cette fois, elle réussit à franchir le cordon de police et à courir sur la chaussée. Elle passa parmi les garçons en les bousculant et en fit tomber un sans le vouloir. Elle criait à Percy de rentrer à la maison, tout de suite. Les soldats prirent leurs fusils et pendant un moment on eut bien l’impression que la maman de Percy allait s’attirer un ticket d’intervention. Enfin, un agent de la circulation lui fit une clef au bras et l’entraîna. Un petit garçon assis sur un tonneau PROPRIÉTÉ DU MAINE et qui mangeait un hot dog regarda les flics pousser la maman de Percy dans un car de police. Ce fut le grand moment de la traversée de Caribou.

— Qu’est-ce qu’il y a après Oldtown, Ray ? demanda McVries.

— Je ne suis pas une carte routière ambulante répliqua Garraty avec mauvaise humeur. Bangor, je suppose. Et puis Augusta. Ensuite c’est Kittery et la frontière de l’État, à environ cinq cent trente kilomètres d’ici. Plus ou moins. Ça te va ? Je ne sais rien d’autre.

Quelqu’un sifflota.

— Cinq cent trente kilomètres !

— Pas croyable, marmonna sombrement Harkness.

— Toute cette connerie est incroyable, déclara McVries. Je me demande où est le commandant.

— Au pieu à Augusta, dit Olson.

Ils rirent tous et Garraty se dit que c’était quand même bizarre que le commandant soit passé de Dieu à Mammon en quelques heures.

Plus que 95. Mais ce n’était plus le pire. Le pire, c’était d’essayer d’imaginer McVries éliminé, ou Baker. Ou Harkness avec son idiotie de livre. Son esprit se rebellait à cette pensée.

Une fois Caribou derrière eux, la route redevint déserte. Ils franchirent un carrefour de campagne où une unique lampe à arc, très haute, les éblouit de son éclairage cru et allongea leurs ombres noires sur la chaussée. Un train siffla dans le lointain. La lune brillait d’une clarté diffuse à travers la brume de terre qui devenait nacrée et opalescente sur les champs.

Garraty but un peu d’eau.

— Avertissement ! Avertissement 12 ! C’est votre dernier avertissement, 12 !

Le 12 était un garçon nommé Fenter qui portait un tee-shirt souvenir proclamant J’AI PRIS LE FUNICULAIRE DU PONT WASHINGTON. Fenter s’humectait les lèvres. Le bruit courut qu’un de ses pieds s’était gravement raidi. Quand il fut abattu dix minutes plus tard, Garraty n’éprouva pas grand-chose. Il était trop fatigué. Il contourna Fenter. En baissant les yeux, il vit quelque chose briller dans sa main. C’était une médaille de saint Christophe.

— Si je m’en sors, annonça tout à coup McVries, vous savez ce que je vais faire ?

— Quoi ? demanda Baker.

— Forniquer jusqu’à ce que ma queue vire au bleu. Jamais je n’ai tellement bandé qu’à cette minute, à 19 h 45, le 1er mai.

— Tu parles sérieusement ? dit Garraty.

— Je te crois ! Je pourrais même bander pour toi, Ray, si tu n’avais pas besoin de te raser.

Garraty pouffa.

— Le prince Charmant, voilà qui je suis, dit McVries, en portant une main à sa cicatrice. Il ne me manque que la Belle au Bois Dormant. Je la réveillerais avec un gros bisou mouillé et nous partirions tous deux au galop dans le coucher de soleil. Au moins aussi loin que le premier Holiday Inn.

— Marcheriez, dit Olson d’une voix morne.

— Hein ?

— Vous marcheriez dans le coucher de soleil.

— D’accord, nous marcherions dans le coucher de soleil. L’amour vrai, n’importe comment. Tu crois à l’amour vrai, Hank chéri ?

— Je crois à une bonne partie de jambes en l’air, dit Olson, et Art Baker éclata de rire.

— Moi, je crois à l’amour vrai, affirma Garraty, et il le regretta aussitôt parce que c’était trop naïf.

— Tu veux savoir pourquoi je n’y crois pas ? lui demanda Olson avec un sourire sournois, effrayant. Demande à Fenter. Demande à Zuck. Ils savent.

— C’est une foutue attitude, jugea Pearson.

Il venait de surgir de l’obscurité et marchait de nouveau avec eux. Pearson boitait, pas gravement, mais il boitait visiblement.

— Mais non, pas du tout, protesta McVries et il ajouta, énigmatiquement : Personne n’aime un mort.

— Edgar Allan Poe les aimait, dit Baker. J’ai fait une rédaction sur lui en classe et ça disait qu’il avait des tendances à la né… nécro…

— Nécrophilie, dit Garraty.

— Ouais, c’est ça.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Pearson.

— Ça veut dire qu’on a envie de coucher avec une morte, expliqua Baker. Ou un mort, si on est une femme.

— Ou si on est pédé, plaisanta McVries.

— Comment est-ce qu’on en est venus là ? se plaignit Olson. Comment diable est-ce qu’on en vient à parler de baiser des morts ? C’est foutrement répugnant.

— Pourquoi pas ? demanda une voix grave, profonde, celle d’Abraham, numéro 2, un grand garçon dégingandé qui marchait en traînant les pieds. Je crois que nous devrions tous prendre le temps de réfléchir à la vie sexuelle que nous trouverons peut-être dans l’au-delà.

— J’aurai Marilyn Monroe, dit McVries. Je te laisse Eleanor Roosevelt, Abe, mon petit vieux.

Abraham lui fit un bras d’honneur. Devant eux, un soldat donna un avertissement.

— Une seconde, dites, une foutue seconde ! Vous vous écartez tous du sujet. Tous.

Olson parlait lentement comme s’il se débattait avec un terrible problème d’expression.

— « La Qualité transcendantale de l’amour » une conférence du célèbre philosophe Henry Olson dit McVries. Auteur de Une pêche n’est pas une pêche sans un noyau et autres œuvres de…

— Attendez ! glapit Olson d’une voix stridente. Attendez ! L’amour, c’est une blague ! C’est rien ! Un gros zéro pointé ! Compris ?

Personne ne répondit. Garraty regardait devant lui au loin, la remontée des collines noires avec le noir du ciel piqueté d’étoiles. Il se demandait si les légers picotements qu’il ressentait dans la cambrure de son pied gauche n’annonçaient pas une crampe. Je veux m’asseoir, pensa-t-il avec irritation. Merde, je veux m’asseoir.

— L’amour c’est du bidon ! Tempêtait Olson. Il y a trois grandes vérités dans le monde, qui sont un bon repas, une bonne baise et une bonne chiée, et c’est tout ! Et quand on devient comme Fenter et Zuck…

— Ta gueule, fit une voix ennuyée et Garraty fut certain que c’était celle de Stebbins.

Mais quand il se retourna, Stebbins marchait simplement le long du bas-côté en regardant la chaussée.

Un avion à réaction les survola laissant derrière lui le bruit de ses réacteurs et une ligne de craie en travers de la nuit. Il passa assez bas pour qu’ils voient ses feux de position, clignotants, jaune et vert. Baker s’était remis à siffloter. Garraty ferma presque les paupières. Ses pieds avançaient d’eux-mêmes.

Dans son demi-sommeil, son esprit lui échappa. Des pensées vagabondes s’y pourchassaient paresseusement. Il se souvenait d’une berceuse irlandaise que sa mère lui chantait quand il était tout petit… une histoire de coques et de moules hé ho, hé ho. Et son visage, si beau, celui d’une actrice de cinéma. Il voulait l’embrasser et rester éternellement amoureux d’elle. Quand il serait grand, il l’épouserait.

Elle fut remplacée par la figure polonaise souriante de Jan, avec ses cheveux foncés tombant jusqu’à la taille. Elle était en maillot de bain deux-pièces sous un paletot de plage, parce qu’ils allaient à Reid Beach. Lui-même portait un short en jean effrangé et ses zoris.

Jan disparut, ses traits devinrent ceux de Jimmy Owens, le gosse qui habitait à côté de chez eux. Jimmy avait cinq ans, et lui aussi, et la mère de Jimmy les avait surpris à jouer au docteur dans le bac à sable derrière leur maison. Ils se montraient leur friquette ; c’était comme ça qu’ils l’appelaient leur friquette. La mère de Jimmy avait appelé sa mère et celle-ci était venue le chercher, elle l’avait fait asseoir dans sa chambre et lui avait demandé s’il serait content qu’elle l’envoie dans la rue sans vêtements. Son corps assoupi se contracta de honte et de gêne, de honte profonde. Il avait pleuré et supplié, supplié qu’elle ne le fasse pas marcher tout nu dans la rue… et de ne rien dire à son père.

Sept ans, maintenant. Jimmy Owens et lui regardaient, par la vitre poussiéreuse des bureaux de l’entreprise de bâtiment Burr les calendriers ornés de dames nues accrochés aux murs, conscients de ce qu’ils voyaient mais sans vraiment le savoir, avec une sorte de frémissement, honteux mais excitant. Il y avait une dame blonde avec un bout de soie bleue drapé en travers de ses hanches et ils l’avaient regardée pendant longtemps. Ils se disputaient en se demandant ce qu’il pouvait bien y avoir sous la soie bleue. Jimmy disait qu’il avait vu sa mère toute nue. Jimmy disait qu’il savait. Jimmy disait que c’était poilu et fendu. Il avait refusé de le croire, parce que ce que racontait Jimmy était dégoûtant.

Malgré tout, il était sûr que les dames étaient différentes des messieurs, là en bas, et ils avaient passé tout un crépuscule mauve d’été à en discuter, en tuant les moustiques et en regardant une partie de base-ball dans le terrain vague derrière l’entreprise de déménagement, en face de Burr. Il croyait sentir, il sentait réellement, dans son rêve à demi éveillé, le bord du trottoir sous ses fesses.

L’année suivante, il avait frappé Jimmy Owens sur la bouche avec le canon de son fusil à air comprimé Daisy, alors qu’ils jouaient à la guerre, et Jimmy avait dû recevoir quatre points de suture à la lèvre supérieure. Un an plus tard, ils avaient déménagé. Il n’avait pas voulu frapper Jimmy sur la bouche. C’était un accident. Il en était tout à fait certain, même si à ce moment-là il savait que Jimmy avait eu raison, parce qu’il avait vu sa propre mère toute nue (il ne l’avait pas fait exprès, c’était un accident). Elles étaient poilues, là en bas. Poilues et fendues.

Chut, ce n’est pas un tigre, mon trésor, c’est ton nounours, tu vois ?… Des coques, des moules, hé ho, hé ho… Maman aime son petit garçon… chut… Fais dodo…

— Avertissement ! Avertissement 47 !

Il reçut un grand coup de coude dans les côtes.

— C’est toi, vieux. Debout là-dedans ! s’exclama McVries en riant.

— Quelle heure il est ? demanda Garraty d’une voix pâteuse.

— 20 h 35.

— Mais j’ai…

— … dormi des heures, trancha McVries. Je sais ce que c’est.

— Ma foi, c’est bien l’effet que ça m’a fait.

— C’est ton cerveau qui a pris la vieille voie de l’évasion. Tu ne rêves pas que tes pieds puissent en faire autant ?

Garraty se dit que les souvenirs étaient comme une ligne tracée dans la terre. Plus on revenait en arrière, plus cette ligne était brouillée et difficile à voir. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que du sable lisse et le trou noir du néant d’où on est sorti. Les souvenirs s’étiraient en somme comme la route. Ici, elle était dure, bien réelle et tangible. Mais celle du début, celle de neuf heures du matin était loin et sans signification.

Ils avaient couvert à pied près de quatre-vingts kilomètres. Le bruit courut que le commandant les passerait en revue et ferait un bref discours quand ils arriveraient aux quatre-vingts. Mais pour Garraty, ce devait être une fausse nouvelle.

Ils gravirent une longue côte raide et Garraty fut tenté d’enlever son blouson. Il se retint, mais baissa la fermeture et marcha un moment à reculons. Les lumières de Caribou clignotaient et il pensa à la femme de Loth qui s’était retournée et transformée en statue de sel.

— Avertissement ! Avertissement 47 ! Deuxième avertissement, 47 !

Garraty mit quelques instants à comprendre qu’il s’agissait de lui. Son deuxième avertissement en dix minutes. Il recommença à avoir peur. Il pensa au garçon inconnu qui était mort parce qu’il avait ralenti une fois de trop. Était-ce son tour maintenant ?

Il regarda autour de lui. McVries, Harkness Baker et Olson le dévisageaient tous. Olson, particulièrement. Il distinguait son expression avide malgré l’obscurité. Olson avait survécu à six autres marcheurs. Il voulait faire de Garraty le septième, le porte-bonheur. Il voulait que Garraty meure.

— J’ai quelque chose de spécial ? demanda rageusement Garraty.

— Non, marmonna Olson en détournant les yeux. Bien sûr que non.

Garraty marcha alors avec détermination, en balançant des bras agressifs. Il était 20 h 40. À 22 h 40 – dans douze kilomètres –, il serait libéré. Il ressentit une envie presque démente de proclamer qu’il en était capable, que la rumeur ne circulerait pas sur lui, qu’ils n’allaient pas le voir recevoir son ticket… du moins pas encore.

La brume s’étalait en nappes sur la route où les silhouettes des garçons se déplaçaient comme de sombres îles flottant à la dérive. Au quatre-vingtième kilomètre de la Marche, ils passèrent devant un petit garage fermé, avec une pompe à essence rouillée. Ce n’était qu’une forme menaçante dans le brouillard. La seule clarté venait de la lumière fluorescente d’une cabine téléphonique. Le commandant ne vint pas. Personne ne vint.

La route virait et descendait en pente douce. Au bas, il y avait un grand panneau routier jaune. Le message courut de bouche en bouche, mais Garraty avait lu le panneau avant même qu’il lui parvienne :

 

CÔTE ABRUPTE

POIDS LOURDS PASSEZ EN PREMIÈRE

 

Des protestations et des gémissements. Quelque part devant, Barkovitch cria joyeusement :

— Mettez le paquet, les gars ! Qui c’est qui fait la course avec moi jusqu’en haut ?

— Ferme ta grande gueule de con, espèce de petit salopard, marmonna quelqu’un.

— Il craque, dit Baker.

— Non, répliqua McVries. Il ne fait que s’étirer. Les types comme lui ont une sacrée allonge.

— Je ne crois pas que je vais pouvoir gravir cette côte, dit très calmement Olson. Pas à six kilomètres à l’heure.

La colline se dressait devant eux. Ils étaient presque au pied. Avec le brouillard, impossible de voir le sommet. Aussi bien, pensa Garraty, ça monte comme ça sans jamais s’arrêter.

Ils commencèrent à grimper.

Ce n’était pas si dur si on regardait ses pieds en marchant et si on se penchait un peu en avant. On fixait le petit bout de chaussée entre ses pieds et on avait l’impression qu’on marchait sur un terrain plat. Naturellement, on ne pouvait pas se raconter des histoires ni prétendre qu’on n’avait pas le souffle court ou les poumons brûlants.

On ne sut comment, la rumeur arriva de l’avant ; apparemment, certains avaient encore du souffle à gaspiller. Elle prétendait que cette côte était longue de quatre cents mètres. Et puis le bruit courut qu’elle était de trois kilomètres, et qu’aucun marcheur n’avait jamais reçu son ticket sur cette colline. Le bruit courut ensuite que trois garçons avaient reçu leur ticket sur cette côte l’année dernière. Et, après ça la rumeur cessa.

— Je ne peux pas, répétait Olson. Je ne peux plus.

Il haletait comme un chien. Mais il continuait de marcher ; ils marchaient tous. On entendait de petits grognements, des respirations saccadées, et puis la litanie monotone d’Olson, le raclement de nombreux pieds, le grincement et le claquement du half-track à côté d’eux.

Garraty sentait grandir sa peur. Il risquait réellement de mourir là. Ce ne serait pas du tout difficile.

Il avait déconné, il avait écopé de deux avertissements déjà. Il ne devait guère être au-dessus de la limite en ce moment. Il lui suffisait de ralentir un tout petit peu et ce serait le troisième avertissement… le dernier. Et ensuite…

— Avertissement ! Avertissement 70 !

— Écoute, Olson, ils jouent ta chanson, avertit McVries en soufflant. Remue tes pieds. Je veux te voir danser dans cette côte comme Fred Astaire.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? gronda furieusement Olson.

McVries ne répondit pas. Olson se découvrit une petite réserve et réussit à presser le pas. Garraty se demanda, d’une façon assez morbide, si ce petit peu de réserve était le bout du rouleau pour Olson. Il se demanda aussi où en était Stebbins, là-bas, en queue de peloton. Comment ça va, Stebbins ? Tu fatigues ?

Devant eux, un garçon nommé Larson, le 60, s’assit subitement sur la chaussée. Il reçut un avertissement. Les autres s’écartèrent et le contournèrent, comme la mer Rouge s’écartant pour les enfants d’Israël.

— Je m’assois juste un moment, d’accord ? dit Larson avec un bon sourire confiant. Je ne peux plus faire un pas pour l’instant.

Son sourire s’élargit encore et il se tourna vers le soldat qui avait sauté du half-track, son fusil dans une main et son chronomètre d’inox dans l’autre.

— Avertissement 60, dit le soldat. Deuxième avertissement.

— Écoutez, je les rattraperai, se hâta d’affirmer Larson. Je ne fais que me reposer un peu. Un type ne peut pas marcher tout le temps. Pas tout le temps. Pas vrai, dites ?

Olson laissa échapper un petit gémissement en passant à côté de Larson, s’écartant vivement quand il essaya de lui attraper le bas du pantalon.

Garraty avait les tempes qui bourdonnaient. Larson reçut son troisième avertissement.

Maintenant il va comprendre, pensa Garraty. Maintenant il va se lever et se carapater ! Et finalement, Larson comprit. La réalité revint s’abattre sur lui.

— Non ! hurla-t-il d’une voix alarmée. Non, attendez une seconde, faites pas ça ! Je vais me lever. Non, non ! Ne…

Le coup de feu. Ils gravirent la pente.

— Reste quatre-vingt-treize bouteilles de bière sur l’étagère, murmura McVries.

Garraty ne dit rien. Il regardait ses pieds et concentrait toute son attention sur son arrivée en haut de la côte sans troisième avertissement. Elle ne pouvait pas durer beaucoup plus longtemps, cette monstrueuse côte ! Sûrement pas.

Assez loin devant eux, quelqu’un poussa un cri aigu, gargouillant, et puis les fusils tirèrent à l’unisson.

— Barkovitch ! cria Baker. C’était Barkovitch ! J’en suis sûr.

— Tu te goures, péquenaud ! glapit Barkovitch dans l’obscurité. Tu te goures à cent pour cent !

Ils ne virent pas du tout quel garçon avait été abattu après Larson. Il était à l’avant-garde et il avait été traîné à l’écart avant qu’ils le rejoignent. Garraty leva les yeux de la chaussée et le regretta immédiatement. Il avait aperçu le sommet de la côte… mais à peine. Ils avaient encore à parcourir la longueur d’un terrain de football. Autant dire cent kilomètres. Personne ne parlait. Chacun s’était replié sur soi-même, dans son petit monde particulier de douleur et d’effort. Les seconds semblaient des heures.

Près du sommet, un chemin de terre-plein d’ornières partait de la route et il y avait là un paysan avec sa famille. Ils regardèrent passer les marcheurs… un vieux avec un front profondément ridé, une femme à la figure en lame de couteau, dans un manteau noir informe, et trois adolescents qui avaient tous l’air demeuré.

— Il ne lui manque… qu’une fourche, haleta McVries, qui transpirait. Et… Grant Wood pour le peindre.

Quelqu’un cria :

— Salut, pépé !

Le fermier, sa femme et leurs enfants ne dirent rien. Ils ne souriaient pas. Ils ne fronçaient pas les sourcils. Ils ne brandissaient pas de pancartes. Ils n’agitaient pas la main. Ils regardaient, simplement. Ils rappelèrent à Garraty les westerns qu’il allait voir au cinéma tous les samedis après-midi de son enfance, où le héros était abandonné dans le désert avec les vautours qui volaient en cercles au-dessus de lui. Garraty fut heureux de laisser cette famille derrière eux. Il supposait que ce paysan, sa femme et ses trois enfants idiots seraient là vers 21 heures le 1er mai de l’année prochaine… et de la suivante… etc. Combien de garçons avaient-ils vu abattre ? Une douzaine ? Deux ? Garraty préféra ne pas y penser. Il prit une gorgée de son bidon, se rinça la bouche et recracha l’eau.

La côte montait toujours. À l’avant, Toland s’évanouit et fut tué sans même avoir entendu ses trois avertissements. Garraty avait l’impression qu’ils escaladaient cette côte depuis un mois. Oui, ça devait faire un mois, au moins, parce qu’ils marchaient depuis plus de trois ans. Il pouffa un peu, prit encore une gorgée d’eau, la garda un moment dans sa bouche et l’avala. Pas de crampes. Une crampe l’achèverait, à présent. Mais ça ne pouvait pas arriver. Ça ne pouvait pas arriver parce que quelqu’un avait plongé ses souliers dans du plomb liquide alors qu’il avait le dos tourné.

Neuf de moins et un tiers d’entre eux avaient disparu là, sur cette colline. Le commandant avait dit à Olson de leur en faire baver, et ils en bavaient. Ils en…

Ouillouillouille !

Garraty se sentit soudain la tête légère, un vertige, comme s’il allait tourner de l’œil à son tour. Il se gifla sévèrement, d’un bon aller-retour violent.

— Ça va ? demanda McVries.

— J’ai cru que j’allais tomber dans les pommes.

— Verse ton… (Un halètement, une respiration sifflante), verse ton bidon… sur ta tête.

Garraty suivit le conseil. Je te baptise Raymond Davis Garraty, pax vobiscum. L’eau était très froide. Elle le ranima. Quelques gouttes ruisselèrent sous sa chemise en rigoles glaciales.

— Bidon 47 ! hurla-t-il.

L’effort de son cri le laissa de nouveau affaibli. Il regretta de ne pas avoir attendu un peu.

Un des soldats arriva en trottinant et lui tendit un bidon plein. Garraty sentit que les yeux impassibles du soldat prenaient sa mesure.

— Allez-vous-en, dit-il grossièrement en prenant le bidon. Vous êtes payé pour me fusiller, pas pour me regarder.

Le soldat s’en alla sans la moindre expression. Garraty s’obligea à marcher un peu plus vite.

Ils continuèrent de monter et personne d’autre ne fut abattu. Ils arrivèrent enfin au sommet, à 21 heures. Ils étaient sur la route depuis douze heures. Ça ne voulait rien dire. La seule chose qui importait, c’était le vent frais soufflant au sommet de la colline. Et un chant d’oiseau. Et la sensation de la chemise mouillée sur la peau Et les souvenirs dans sa tête. Ces choses-là avaient de l’importance et Garraty s’y cramponnait avec l’énergie du désespoir. C’était à lui et c’était tout ce qui lui restait.

— Pete ?

— Ouais.

— Merde, qu’est-ce que je suis content d’être en vie !

McVries ne répondit pas. Ils descendaient, maintenant. La marche était facile.

— Je vais me donner du mal pour le rester, ajouta Garraty, presque comme s’il s’excusait.

La route tournait doucement. Ils étaient encore à cent quatre-vingt-cinq kilomètres d’Oldtown et du sol relativement plat de l’autoroute.

— C’est ce qu’il faut, non ? répondit enfin McVries.

Sa voix était cassée, pleine de toiles d’araignée, comme si elle provenait d’une cave poussiéreuse. Pendant un moment, ni l’un ni l’autre ne parla. Personne ne parlait. Baker avait toujours sa démarche nonchalante – il n’avait pas reçu un seul avertissement –, les mains dans les poches, ballottant doucement la tête au rythme de ses pas, de ses pieds plats. Olson en était revenu à Je vous salue Marie, pleine de grâce… Sa figure était une tache blanche dans la nuit. Harkness mangeait.

— Hé, Garraty ! dit McVries.

— Je suis là.

— Tu as déjà assisté à la fin d’une Longue Marche ?

— Non. Et toi ?

— Bon Dieu, non. Je pensais simplement… comme tu es du coin…

— Mon père en avait horreur. Il m’a emmené une fois en voir passer une, histoire de… comment on dit ? Comme une leçon de choses. Mais c’était la seule fois.

— Moi, j’en ai vu une.

Garraty sursauta au son de cette voix. C’était Stebbins. Il était presque arrivé à leur hauteur, la tête toujours penchée, ses cheveux blonds tombant autour de ses oreilles comme une minable auréole.

— Comment c’était ? demanda McVries d’une voix curieusement rajeunie, tout à coup.

— Tu veux vraiment le savoir ? répliqua Stebbins.

— J’ai demandé, pas vrai ?

Stebbins ne répondit pas. Garraty était de plus en plus intrigué par lui. Il n’avait pas flanché. Rien n’indiquait qu’il allait flancher. Il marchait sans se plaindre et, depuis celui du départ, il n’avait reçu aucun avertissement.

— Ouais, comment c’était ? demanda Garraty presque involontairement.

— J’ai vu ça il y a quatre ans. J’avais treize ans. Ça s’est terminé à environ vingt-cinq kilomètres après la frontière du New Hampshire. Il y avait la Garde nationale et seize Escouades fédérales pour renforcer la police de l’État. Fallait bien. Les gens étaient serrés comme des sardines de chaque côté de la route, sur quatre-vingts kilomètres. Plus de vingt personnes sont mortes étouffées ou piétinées, avant que ce soit fini. Parce que les gens essayaient de marcher avec les concurrents, ils voulaient voir la fin. J’avais une place assise au premier rang. Mon vieux me l’avait trouvée.

— Qu’est-ce qu’il fait, ton vieux ? demanda Garraty.

— Il est dans les Escouades. Et il avait très bien calculé. Je n’ai même pas eu à bouger. La Marche s’est terminée presque devant moi.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda tout bas Olson.

— Je les ai entendus venir avant de les voir. Tout le monde a entendu. C’était une grande onde sonore, qui se rapprochait. Il a fallu attendre encore une heure avant qu’ils soient assez près pour qu’on les voie. Ils ne regardaient pas la foule, aucun des deux qui restaient. C’était comme s’ils ne savaient même pas que la foule était là. Ils ne regardaient que la route. Ils boitaient, tous les deux, ils se traînaient. À croire qu’ils avaient été crucifiés et descendus de la croix et qu’ils étaient forcés de marcher avec les clous encore dans les pieds.

Ils écoutaient tous Stebbins, à présent. Un silence d’horreur s’était abattu sur eux.

— La foule leur criait après, comme s’ils pouvaient encore entendre. Il y en avait qui hurlaient le nom d’un type ou de l’autre, mais la seule chose qu’on comprenait vraiment, c’était Go… go… go… J’étais bousculé et pressé de tous les côtés. Le mec à côté de moi s’est pissé ou chié dessus, je ne sais pas.

« Ils sont passés juste devant moi. Il y avait un grand blond avec la chemise ouverte. Une de ses semelles de chaussures s’était décollée ou décousue ou je ne sais quoi et elle claquait. L’autre n’avait même plus de chaussures et ses chaussettes s’arrêtaient à la cheville. Le reste… eh bien il les avait usées à la marche… Il avait les pieds violets, on voyait les vaisseaux éclatés. Je crois qu’il ne les sentait même plus. On a peut-être pu faire quelque chose pour ses pieds, plus tard. Je ne sais pas. Peut-être.

— Assez. Pour l’amour de Dieu, tais-toi !

C’était McVries. Il paraissait écœuré, désemparé.

— C’est toi qui voulais savoir, lui dit presque gentiment Stebbins. C’est pas ce que tu disais ?

Pas de réponse. Le half-track pétaradait, cliquetait et grinçait sur le bas-côté et, plus haut, quelqu’un reçut un avertissement.

— C’est le grand blond qui a perdu. J’ai tout vu. Ils venaient juste de passer devant moi. Il a levé les deux bras au ciel, comme s’il était Superman. Mais au lieu de s’envoler il est tombé sur le nez et ils lui ont collé son ticket au bout de trente secondes parce qu’il avait déjà trois avertissements. Ils en avaient tous les deux trois.

« Alors la foule s’est mise à applaudir, à pousser des cris. À acclamer et à applaudir. On voyait bien que le gosse qui avait gagné essayait de dire quelque chose. Alors les gens se sont tus. Il était tombé à genoux, vous savez, comme s’il allait prier, seulement il pleurait, simplement. Et puis il s’est traîné vers l’autre garçon et il a fourré sa figure dans la chemise du grand blond. Il a commencé à parler mais nous ne pouvions pas l’entendre. Il parlait dans la chemise du mort. Il s’adressait au gosse mort. Et puis les soldats se sont précipités et lui ont dit qu’il avait remporté le Prix, et ils lui ont demandé ce qu’il voulait faire.

— Qu’est-ce qu’il a répondu ? demanda Garraty.

Il lui sembla que dans cette question, il jouait toute sa propre vie.

— Il ne leur a rien dit du tout, pas tout de suite. Il parlait au gosse mort. Il lui disait quelque chose, au mort, mais nous n’entendions pas.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Pearson.

— Je ne me souviens pas, répondit Stebbins d’une voix lointaine.

Personne ne fit de réflexion. Garraty ressentait une sensation de panique, d’étouffement, comme si on l’avait fourré, poussé dans une canalisation souterraine trop étroite pour qu’il s’en sorte. À l’avant, un troisième avertissement fut lancé et un garçon émit une plainte désespérée, rauque, comme un corbeau agonisant. S’il vous plaît, mon Dieu, faites qu’ils ne tuent personne en ce moment, pensa Garraty. Je vais devenir fou si j’entends les fusils maintenant. S’il vous plaît, mon Dieu, s’il vous plaît.

Quelques minutes plus tard, les fusils firent résonner dans la nuit leur bruit de mort. Cette fois c’était un garçon petit et trapu, en vaste maillot de football rouge et blanc. Garraty crut d’abord que la maman de Percy n’allait plus avoir à le chercher ni à s’en inquiéter mais ce n’était pas Percy, c’était un garçon du nom de Quincy ou Quentin ou quelque chose comme ça.

Garraty ne devint pas fou. Il se retourna pour s’adresser avec colère à Stebbins, pour lui demander, peut-être, l’effet que ça faisait d’infliger une telle horreur à un garçon qui allait mourir, mais Stebbins avait reculé à sa place habituelle et Garraty était de nouveau seul.

Et ils marchaient, tous les quatre-vingt-dix.